Le rôle de l’Evêque au sein de l’Eglise
Au sein de l’Eglise orthodoxe, l’évêque est l’un de quatre charismes constitutifs de l’Eglise locale, du diocèse ecclésial. Les trois autres sont les presbytres, les diacres et les laïcs (cf. saint Hippolyte de Rome, La Tradition apostolique, écrite à Rome entre 202 et 218 ap. J.-C.). Du fait que l’évêque ne constitue pas un individu mais une personnalité corporative, étant à la place et à l’image du Christ -"bon Pasteur" (saint Ignace d’Antioche), il est évident que l’évêque est un charisme qui récapitule l’ensemble de son diocèse. Pour cette raison capitale, l’évêque occupe dans l’Eglise une place fort importante, car il est appelé à être le garant de la fidélité à la foi apostolique et le "lieu" unique de l’unité de son troupeau, du corps ecclésial local. Et ceci, dans plus d’un sens.
Tout d’abord, selon les canons de l’Eglise orthodoxe (Corpus canonum de l’Eglise, 1er-9e siècles), chaque évêque a la totale responsabilité des affaires de son diocèse. C’est lui qui choisit par étapes progressives son clergé, qui le forme et le guide (le clergé est soumis à des règles de comportement plus strictes que l’ensemble des fidèles) et qui l’affecte à différents "services". C’est lui qui surveille la régularité de la vie des diverses communautés, y compris les communautés monastiques (il n’y a pas d’ordres monastiques dans l’Eglise orthodoxe, mais seulement unus ordo monasticus). C’est lui encore qui est chargé d’enseigner tant les fidèles que les clercs. Il juge les fidèles et peut les écarter de la communion puis les réintégrer par étapes. Enfin il assure la gestion de tous les biens de l’Eglise, y compris ceux des paroisses et des monastères.

On peut se demander pourquoi il faut accorder une telle importance à la présence d’un évêque unique dans chaque Eglise locale-diocèse et à l’exercice d’une mono-juridiction. Quelle est, en fait, la raison profonde qui nous empêche d’accepter une réforme ecclésiologique administrative qui rendrait possible la coexistence de plusieurs évêques dans un même district ecclésiastique ? S’il s’agissait d’une question de nature purement administrative, on pourrait considérer que la question est d’ordre secondaire. Mais le problème réside dans le fait que ce problème, pris dans son ensemble, a des ramifications ecclésiologiques qui sont liées directement à l’unité de l’Eglise.

Le privilège de la célébration de la sainte Eucharistie a toujours été associé à la personne de l’unique évêque qui, officiant en lieu et place du [de l’unique] Christ, est reconnu comme la tête et le centre de l’assemblée eucharistique. Cette réalité était plus manifeste dans les premiers siècles chrétiens lorsque dans chaque Eglise locale il y avait une seule et unique célébration de l’Eucharistie, présidée par l’évêque local et par lui seul. En même temps, l’Eglise voyait en ce président celui qui unit en lui-même toute l’Eglise locale en vertu du fait qu’il l’offre comme le corps du Christ à Dieu. Cela s’exprimait aussi dans cette conception fondamentale de l’Eucharistie : l’unité de la multitude en un seul. C’est juste là la définition de la mono-juridiction. En effet, c’est de l’autel unique de l’unique Assemblée eucharistique que découle tout ce qu’opère le charisme de l’évêque. Par la suite, ce sont les paroisses qui constituent toutes ensemble une Assemblée eucharistique unique, l’épiscopie, l’Eglise locale qui constitue par définition un espace mono-juridictionnel. En d’autres termes, la genèse historique des paroisses et par suite la célébration de l’Eucharistie par des prêtres n’a pas conduit, en termes ecclésiastiques, à une fragmentation de l’Eucharistie centrée sur l’évêque : un Evêque—une Eucharistie—une Eglise locale—une Juridiction territoriale. Ainsi était préservée l’unité de l’Eucharistie qui est la condition sine qua non de l’unité de chaque Eglise territorialement locale qui n’a, à son tour, rien à voir avec la notion et la conception de la diaspora (sic).
De nos jours et au sein de la "diaspora" ecclésiale cette fois-ci, ce n’est pas une seule, mais plusieurs assemblées eucharistiques qui ont lieu dans le même territoire en conséquence de sa division en plusieurs diocèses épiscopaux et multi-juridictions ecclésiales, et donc la célébration de l’Eucharistie a cessé de dépendre uniquement et exclusivement d’un unique évêque qui garantissait ainsi l’unité ecclésiologique de l’Eglise manifestée dans un lieu donné.
Cela montre bien clairement pourquoi l’existence de plus d’un évêque dans un district ecclésial mono-juridictionnel n’est pas et ne pourrait pas être acceptable. Le résultat ecclésiologique d’une telle situation que l’on rencontre fréquemment au sein de la "diaspora" orthodoxe, est la fragmentation immédiate de l’Eucharistie puisqu’il n’y a plus un seul évêque dans chaque Eglise locale et donc plus un seul corps ecclésial. L’institution d’une Eucharistie unique sous son propre évêque local cesse automatiquement d’exister. Cela a pour autre conséquence l’éclatement de l’unité de l’Eglise locale elle-même, puisque l’unité de la sainte Eucharistie est la condition préalable de cette unité de l’Eglise. En d’autres termes, l’unité ecclésiologique sans unité eucharistique est inconcevable et une telle unité ne peut se réaliser autrement que par le rassemblement de tous les fidèles de l’Eglise locale sous un seul et unique évêque qui, en lieu et place du Christ, préside la célébration de la sainte Eucharistie dans la perspective de la mono-juridiction. C’est donc justement ici que réside le grand problème de la "diaspora" orthodoxe, qui anéantit toute la réalité ecclésiologique d’Eglise locale et, par extension, celle de l’Eglise instituée localement.
Pour résoudre ce problème ecclésiologique particulier et restaurer la taxis canonique, il est essentiel et indispensable que l’organisation des Chrétiens orthodoxes de la "diaspora" soit assurée par une autorité ecclésiastique unique, responsable de leur organisation en diocèses. Il faut que la conscience ecclésiale devienne de plus en plus sensible à cette nécessité, en écartant toute déviation ecclésiologique dominant aujourd’hui dans notre praxis ecclésiale. En fait, dans la mesure où l’organisation administrative ecclésiologique des évêques de la "diaspora" doit se faire sur des critères territoriaux et non pas nationaux, ce qui suppose l’existence d’un évêque unique dans chaque district ecclésiastique mono-juridictionnel, se pose nécessairement la question de l’autorité ecclésiale qui devra nommer ces évêques et de laquelle ils dépendront. Les canons de l’Eglise montrent clairement la voie et fournissent une solution définitive au problème de la "diaspora" et donc c’est un mensonge délibéré de soutenir que ces canons ont été promulgués pour une autre époque… Aussi longtemps que l’on insistera sur ce mensonge, l’Eglise orthodoxe ne cessera de présenter qu’une apparence et une existence divisées, avec la coexistence dans un seul et même district ecclésial mono-juridictionnel de plusieurs pasteurs différents et de plusieurs communautés de fidèles différentes, une réalité de fait qui provoque par définition l’anéantissement de l’unité de l’Eglise sinon l’anéantissement de l’Eglise elle-même…
Archim. Grigorios D. PAPATHOMAS
Institut de Théologie Orthodoxe “Saint Serge” de Paris
Institut de Théologie Orthodoxe “Saint Serge” de Paris