Les bases de la foi ecclésiologique orthodoxe


Le trait essentiel de l'Orthodoxie est, qu'elle unit ses fidèles dans une fois à laquelle JAMAIS rien n'a été ajouté, dont rien n'a JAMAIS été retranché, dans laquelle JAMAIS rien n'a été modifié, et qui est identiquement et absolument la même, telle qu'elle fut prêchée par les premiers disciples du Christ.

Notre coup d’œil devra donc être une synthèse, -non pas de l’Orthodoxie comme d’une branche quelconque du christianisme,- mais du christianisme lui-même, dont l’expression, selon la compréhension orthodoxe, se trouve être l’Eglise, la Sainte Eglise, non pas seulement comme motif de crédibilité, mais comme objet même de la foi. Ce qui veut dire qu’elle n’est pas du tout une construction déterminée par une question de droit, mais par la simple présence d’un FAIT. Ceci est caractéristique pour la compréhension orthodoxe.

L’Occident ne voit dans la chrétienté orthodoxe que « des églises », conception qui entraîne des erreurs immenses. Nous venons ici pour tâcher de vous faire saisir ce quelque chose que l’esprit occidental n’a pas aperçu, ce point vital qui est l’essence même de l’Eglise Une et Indivisible selon la conception orthodoxe. C’est l’Eglise Une et Entière, sans distinction de races et de nationalités, l’Eglise dans son UNIVERSALITE, que nous allons tâcher ici de rendre accessible à votre compréhension.



LA TRADITION DANS L'EGLISE ANCIENNE 9/9


Saint Augustin et l'autorité catholique

C'est de la même manière qu'il faut comprendre la sentence fameuse et à bon droit inquiétante, de saint Augustin : «Pour moi, je n'aurais pas cru l'Evangile si l'autorité de l'Eglise catholique ne m'y avait poussé [54]». Il faut lire la phrase dans son contexte. Tout d'abord, saint Augustin ne la prend pas à son compte. Il parle de l'attitude que le simple fidèle doit adopter lorsqu'il se trouve confronté à la prétention des hérétiques à l'autorité. Dans un tel cas, il était à propos, pour le simple croyant, de recourir à l'autorité de l'Eglise, de laquelle et en laquelle il avait reçu l'Evangile même : «L'Evangile même, je l'ai cru en recevant instruction de prédicateurs catholiques» (ipsi Evangelio catholicis praedicantibus credidi).

L'Evangile et la prédication de la Catholica appartiennent l'un à l'autre. Saint Augustin n'avait pas l'intention de subordonner l'Evangile à l'Eglise. Il voulait simplement souligner que «l'Evangile» est toujours, concrètement, reçu dans le contexte de la prédication de l'Eglise catholique et ne peut tout simplement pas être séparé de l'Eglise. C'est dans ce contexte seulement qu'il peut être mesuré et compris adéquatement.

Bien sûr, le témoignage de l'Ecriture est ultimement «évident par lui-même», mais seulement pour les «croyants», pour ceux qui ont atteint à une certaine «maturité spirituelle», ce qui n'est possible que dans l'Eglise. Augustin opposait cette autorité (auctoritas) enseignante et prêchante de l'Eglise Catholique aux divagations prétentieuses de l'exégèse manichéenne. L'Evangile n'appartient pas aux manichéens. L'autorité de l'Eglise catholique (Catholicae Ecclesiae auctoritas) n'était pas une source indépendante pour la foi. Elle était le principe incontournable de toute saine interprétation. En réalité, la phrase peut se renverser : on ne croirait pas l'Eglise, si l'on n'y était poussé par l'Evangile. La réciproque est d'une vérité absolue [55].






[54] Ego vero Evangelio non crederem, nisi me catholicae Ecclesiae commoveret auctoritas, C. epistolam Fundamenti, 6.

[55] Cf. Louis de Montadon, Bible et Eglise dans l'Apologétique de Saint Augustin, «Recherches de Science religieuse», t. 2 (1911), p. 233-238 ; Pierre Battiffol, Le Catholicisme de Saint Augustin, 5ème édition, Paris, 1929, p.25-27 (voir tout le chapitre 1, L'Eglise règle de foi) ; et surtout A.D.R. Polman, The Word of God according to St. Augustine (Grand Rapids, Michigan, 1961), p.198-208 (il s'agit d'une traduction revue du livre publié en néerlandais en 1955 : De Theologie van Augustinus, Het Woord Gods bij Augustinus) ; voir aussi W.F. Dankbaar, «Schriftgezag en Kerkgezag bij Augustinus», Nederlands Theologisch Tijdschrift, 11 (1956-1957), p. 37-59 (article qui se réfère à l'édition hollandaise du livre de Polman).


 

LA TRADITION DANS L'EGLISE ANCIENNE 8/9




L'Eglise, interprète de l'Ecriture



L'Eglise avait autorité pour interpréter l'Ecriture, puisqu'elle était la seule dépositaire authentique du kerygma apostolique. Ce kérygme était infailliblement gardé vivant dans l'Eglise, parce qu'elle avait le don du Saint Esprit. L'Eglise continuait d'enseigner viva voce, de vive voix, pour répandre et promouvoir la Parole de Dieu. Et la voix vivante de l'Evangile (viva vox Evangelii) ne consistait pas simplement dans la récitation des mots de l'Ecriture. C'était la proclamation de la Parole de Dieu, telle qu'elle était écoutée et conservée dans l'Eglise, par le pouvoir de l'Esprit vivifiant qui ne cessait pas d'habiter en elle. Hors de l'Eglise et des ministres réguliers qu'elle consacrait, successeurs des Apôtres, il n'y avait ni proclamation véridique de l'Evangile, ni saine prédication, ni vraie compréhension de la Parole de Dieu. Et c'est pourquoi il était vain de chercher la vérité ailleurs et en dehors de l'Eglise catholique et apostolique. Telle est la conviction unanime de l'Ancienne Eglise, de saint Irénée jusqu'à Chalcédoine, et au-delà.

Saint Irénée était formel sur ce point. Dans l'Eglise, les Apôtres ont assemblé la plénitude de la vérité : «Ils lui confièrent surabondamment tout ce qui touche à la vérité [50]». Bien sûr, l'Ecriture elle-même forme la majeure partie de ce «dépôt» apostolique. De même l'Eglise. L'Eglise et l'Ecriture ne pouvaient être séparées ou opposées l'une à l'autre. L'Ecriture, c'est-à-dire sa vraie intelligence, n'était que dans l'Eglise, dans la mesure où l'Esprit Saint la guidait.

Origène insiste constamment sur cette unité de l'Ecriture et de l'Eglise. La tâche de l'interprète est d'expliquer la parole de l'Esprit : «Nous devons prendre garde, quand nous enseignons, de ne pas présenter nos interprétations personnelles, mais celles du Saint Esprit [51]». Or cela est proprement impossible en dehors de la Tradition Apostolique, conservée dans l'Eglise. Origène insiste sur l'interprétation catholique de l'Ecriture, telle que la présente l'Eglise : «Ecoutant dans l'Eglise la parole de Dieu expliquée catholiquement [52]...» Ce que les hérétiques, précisément, méconnaissent dans leur exégèse, c'est la vraie «intention», la voluntas de l'Ecriture : «Celui qui présente les paroles de Dieu sans suivre l'intention des Ecritures ni la vérité de la foi, sème du blé et récolte des épines [53]».

L'«intention» de la Sainte Ecriture et la «Règle de foi» sont intimement liées et se répondent l'une à l'autre. Telle était la position des Pères du Quatrième siècle et des suivants, en plein accord avec l'enseignement des Anciens. Avec son acuité et sa véhémence coutumière, saint Jérôme, ce géant de l'Ecriture, exprime la même idée :

Marcion, Basilides et les autres hérétiques... n'ont pas l'Evangile de Dieu, parce qu'ils n'ont pas le Saint Esprit sans lequel l'Evangile qu'on prêche devient chose humaine. Selon nous, l'Evangile ne réside pas dans les mots de l'Ecriture, mais dans leur sens ; non dans la surface, mais dans la moëlle, non dans les feuilles des propos, mais dans la racine de leur sens. Voici quand l'Ecriture est aux auditeurs d'une réelle utilité : quand elle n'est pas prononcée sans le Christ, ni expliquée sans les Pères et que ceux qui la prêchent ne l'introduisent pas sans l'Esprit... On court un grand danger à parler dans l'Eglise, car il se pourrait faire que, par une interprétation perverse, l'Evangile du Christ devienne un évangile de l'homme... (In Galat. 1, 1, 2 ; PL 26, 386).



 
Ici se manifeste, comme à l'époque de saint Irénée, de Tertullien et d'Origène, la même préoccupation pour la vraie compréhension de la Parole de Dieu. Il se peut que saint Jérôme n'ait fait que paraphraser Origène. Hors de l'Eglise il n'est pas d'Evangile divin, il n'est que de simples substituts humains. Le vrai sens de l'Ecriture, le sensus Scripturae, c'est-à-dire le message divin, ne peut être perçu que «en liaison avec la vérité de la foi» (juxta fidei veritatem), sous la conduite de la règle de foi. La «vérité de foi» (veritas fidei) est, dans ce contexte, la confession de foi trinitaire. L'approche est la même que chez saint Basile. Saint Jérôme parle, avant tout, de la proclamation de la Parole qui a lieu dans l'Eglise : «Elle est utile aux auditeurs» (audientibus utilis est).

[50] Plenissime in eam contulerint omnia quae sunt veritatis, Contre les Hérésies, 3, 4, 1.

[51] Hoc observare debemus ut non nostras, cum docemus, sed Sancti Spiritus sententias proferamus. In Rom., 1, 3, 1.

[52] Audiens in Ecclesia verbum Dei catholice tractari, Homélies sur le Lévitique, 4.5.

[53] Qui enim neque juxta voluntatem Scripturarum neque juxta fidei veritatem profert eloquia Dei, seminat triticum et metit spinas. Homélies sur Jérémie, 7, 3.

 
   

LA TRADITION DANS L'EGLISE ANCIENNE 7/9



Saint Basile et la «Tradition non-écrite»







Saint Irénée déjà faisait référence à la «foi» telle qu'elle avait été reçue dans le baptême. Tertullien et saint Cyprien empruntèrent des arguments à la liturgie [40]. Saint Athanase et les Cappadociens firent usage du même type d'argumentation. Elle atteint son développement complet chez saint Basile.

Dans sa polémique avec les ariens de la seconde génération, à propos du Saint Esprit, saint Basile édifie son principal argument sur l'analyse des doxologies, telles qu'on les disait dans les Eglises. Son traité sur le Saint Esprit fut un livre de circonstance, écrit dans le feu et l'ardeur d'une lutte acharnée et destiné à répondre à une situation historique déterminée. Saint Basile s'y trouva confronté à la question des principes et des méthodes de l'enquête théologique. Son traité s'attachait à démontrer un point particulier -qui, de fait, est le point crucial de la saine doctrine sur la Trinité- l'homotimia [égalité d'honneur] du Saint Esprit. Il se référait essentiellement à un témoignage d'ordre liturgique : la doxologie du type particulier qui comporte les mots «avec l'Esprit» et qui, comme il pouvait le prouver, était largement répandue dans les Eglises. Cette formule, assurément, ne se trouvait pas dans l'Ecriture. Seule la tradition l'attestait. Or les adversaires de saint Basile n'admettaient d'ordinaire que l'autorité de l'Ecriture. Les circonstances le poussèrent donc à entreprendre de démontrer la légitimité du recours à la Tradition.

Saint Basile voulait montrer que l'homotimie de l'Esprit, c'est-à-dire sa Divinité, avait toujours été objet de foi dans l'Eglise et qu'elle était part intégrante de la profession de foi baptismale. Comme le Père Benoît Pruche l'a correctement noté, l'homotimos était pour saint Basile, un équivalent de l'homoousios [41]. Sa conception de la Tradition n'apporte guère de nouveauté, si ce n'est qu'elle gagne en cohérence et en précision. La façon, en revanche, dont il s'exprime est tout-à-fait singulière.

«Parmi les dogmata et les kerygmata qui sont conservés dans l'Eglise, certains nous viennent de l'enseignement écrit (ek tês eggraphou didaskalias), d'autres découlent de la paradosis des Apôtres, qui nous a été transmise en musterioi. Et les uns comme les autres ont la même autorité -tèn autèn ischun- en matière de piété [42]». Au premier abord, on a l'impression que saint Basile introduit ici une double autorité et un double étalon -Ecriture et Tradition. En réalité, il en était on ne peut plus éloigné. Les termes qu'il emploie sont dignes de remarque. Les kerygmata sont chez lui ce que le développement ultérieur de la langue appellera des «dogmes» ou des «doctrines» : il s'agit d'un enseignement formel, faisant autorité et jouant un rôle normatif dans les questions de foi, bref, de l'enseignement public et déclaré. A l'opposé, les dogmata forment, selon lui, l'ensemble organique de toutes les «coutumes non écrites» (tà agrapha tôn ethôn), c'est-à-dire en réalité, toute l'organisation de la vie liturgique et sacramentelle. Il faut garder à l'esprit que le concept et le terme même de dogme n'était pas encore fixé à cette époque : le mot dogma n'avait pas encore le sens strict et précis qu'il a acquis [43]. Quoi qu'il en soit, on ne doit point être embarrassé devant l'affirmation de saint Basile, que les dogmata ont été enseignés et transmis par les Apôtres en musterioi, dans le mystère. A coup sûr, nous ferions un contre-sens, si nous traduisions par «en secret». La seule traduction correcte est : «par le moyen des mystères», c'est-à-dire sous la forme des rites et des usages ou coutumes liturgiques. C'est bien ainsi que saint Basile l'explique lui-même : Tà pleîsta tôn mystikôn agraphos hemîn empoliteuetai [La plupart des mystères ont chez nous droit de cité sans acte écrit]. L'expression tà mustika renvoie ici, à n'en pas douter, aux rites du baptême et de l'eucharistie qui sont, pour saint Basile, d'origine «apostolique». Il cite, à cet endroit, la référence faite par saint Paul lui-même aux «traditions» reçues par les fidèles (eite dià logou, eite di'epistolês, 2 Thess. 2, 15 ; 1 Cor. 11, 2).

La doxologie dont parle saint Basile est l'une de ces «traditions [44]». De fait, tous les exemples cités à ce propos par saint Basile sont de nature rituelle ou liturgique, qu'il s'agisse du signe de la Croix dans le rite de la réception des catéchumènes, de l'orientation vers l'est pour la prière, de la coutume de rester debout le dimanche à la liturgie, de l'épiclèse dans le rite eucharistique, de la bénédiction de l'eau et de l'huile, du renoncement à Satan et à sa pompe, de la triple immersion enfin, dans le rite du baptême. Il existe beaucoup d'autres «mystères non écrits de l'Eglise [45]», dit saint Basile. Il n'en est pas fait mention dans l'Ecriture. Ils ont néanmoins beaucoup d'autorité et de signification. Ils sont indispensables à la préservation de la foi droite. Ils constituent des moyens réels de témoignage et de transmission. Selon saint Basile, ils proviennent d'une tradition «silencieuse» et «privée» : «Venus de la tradition silencieuse et mystique, de l'enseignement non-public et secret [46]».

Cette tradition silencieuse et mystique, qui n'a pas été rendue publique, n'est pas une doctrine ésotérique, réservée à une élite particulière. Si élite il y avait, cette élite était l'Eglise. En effet, la tradition à laquelle saint Basile en appelle ici, c'est la pratique liturgique de l'Eglise. Il évoque ce que nous appelons à présent la disciplina arcani, la «discipline du secret». Au Quatrième siècle, cette «discipline» était largement utilisée, formellement imposée et préconisée dans l'Eglise. Elle était liée à l'institution du catéchuménat et avait, à l'origine, un but éducatif et didactique. D'autre part, saint Basile l'affirme lui-même, certaines traditions devaient être gardées non-écrites afin d'éviter qu'elles ne fussent profanées dans les mains des infidèles. Cette remarque se réfère évidemment aux us et coutumes de l'Eglise. Il convient, ici, de rappeler que, dans la pratique du Quatrième siècle, le Credo, ainsi que l'oraison dominicale, faisaient partie de cette «discipline du secret» et ne devaient pas être révélés aux non-initiés. Le Credo était réservé aux candidats pour le Baptême arrivés au dernier stade de leur instruction, après qu'ils avaient été solennellement enrôlés et approuvés. Le Credo leur était communiqué ou «transmis» par l'évêque oralement et ils devaient le réciter de mémoire devant lui : c'était la cérémonie de la traditio et redditio symboli, «transmission et répétition, par l'initié, du Credo». On recommandait instamment aux catéchumènes de ne pas divulguer le Credo à des gens de l'extérieur, et de ne pas le mettre par écrit. Il devait être écrit dans leurs cœurs. Mentionnons seulement ici la Procatéchèse de saint Cyrille de Jérusalem, aux chapitres douze et dix-sept. En Occident, Rufin comme saint Augustin estiment qu'il ne convient pas de coucher le Credo sur le papier. C'est aussi pour cette raison que Sozomène dans son Histoire ne cite pas le texte du Credo de Nicée, «que seuls les initiés et les mystagogues ont le droit de réciter et d'entendre [47]».

Tel est le contexte historique et culturel dans lequel il convient de replacer l'argument de saint Basile pour l'entendre. Saint Basile souligne avec force l'importance de la profession de foi baptismale qui impliquait qu'on s'engageait à croire dans la Sainte Trinité, Père, Fils et Saint Esprit (op. cit., 67 et 26). Cette «tradition» avait été transmise aux néophytes «dans le mystère» et devait être gardée «par le silence». On se fût trouvé en grand danger d'ébranler «le fondement même de la foi chrétienne», (to steréoma tês eis Christon pisteos), si l'on avait mis à l'écart, négligé ou rejeté cette «tradition non-écrite» (op. cit., 25).

La seule différence entre dogma et kérugma réside dans le mode de transmission : le dogme est gardé dans le silence et les kérygmes sont publiés ouvertement : to mèn gar siopâtai, tà dè kerugmata demosieuontai. Mais leur dessein est identique : ils transmettent la même foi, quoique par des voies différentes. De plus, cette tradition particulière n'était pas simplement une tradition des Pères, car une telle tradition n'eût pas été suffisante : ouk exarkeî. En fait, les Pères ont tirés leurs «principes» de «l'intention profonde de l'Ecriture» : Tôi boulémati tês Graphês ekolouthesan, ek tôn marturiôn... tàs archàs labontes [Ils ont suivi l'intention de l'Ecriture, tirant leurs principes de ses témoignages]. De la sorte, la «tradition non écrite» n'ajoute en réalité rien au contenu de la foi scripturaire ; elle ne fait que mettre cette foi en pleine lumière [48].

Le recours de saint Basile à la «tradition non écrite» était en fait un appel adressé à la foi de l'Eglise, à son sensus catholicus, à la conscience ecclésiastique (phronema ekklesiastikon). Il lui fallait trancher le nœud gordien créé par le pseudo-biblicisme à courte vue de ses adversaires ariens. Et il arguait que, en dehors de cette règle de foi «non écrite», il était impossible de saisir les véritables intentions et l'enseignement de l'Ecriture même.

Saint Basile était, dans sa théologie, strictement fidèle à l'Ecriture : l'Ecriture était pour lui le critère suprême de la doctrine (lettre 189, 3). Son exégèse était sobre et mesurée. Pourtant, l'Ecriture elle-même était un mystère, mystère de la Divine économie et du salut de l'homme. Il y avait dans l'Ecriture une profondeur insondable, puisque c'était un livre inspiré, dont l'auteur était l'Esprit. C'est pourquoi la véritable exégèse devait elle aussi être spirituelle et prophétique. Le don du discernement spirituel était nécessaire pour la bonne intelligence de la Parole. «Car celui qui juge des paroles doit d'abord s'être préparé comme l'auteur lui-même... Et je me rends compte que, à propos des mots de l'Esprit, il est aussi impossible à quiconque d'entreprendre l'examen de Sa parole, sinon à ceux qui ont l'Esprit qui leur donne le discernement» (Lettre 204).

L'Esprit est conféré par les sacrements de l'Eglise. L'Ecriture doit être lue à la lumière de la foi, ainsi que dans la communauté des fidèles. Voilà pourquoi la Tradition, la tradition de la foi telle qu'elle se transmet à travers les générations, était pour saint Basile le guide et le soutien indispensable dans l'étude et l'interprétation de la Sainte Ecriture. En quoi il marchait dans les pas de saint Irénée et de saint Athanase. C'est de la même façon que saint Augustin utilisa la Tradition de l'Eglise, en particulier son témoignage liturgique [49].





[40] Voir Federer, op. cit., p. 59 sqq ; F. De Pauw, «La justification des traditions non écrites chez Tertullien», Ephemerides Theologicae Lovanienses, t.19, 1/2, 1942, p. 5-46. Cf. aussi Georg Kretschmar, Studien zur frühchristlichen Trinitätstheologie, Tübingen, 1956.

[41] Voir son introduction à l'édition du traité Du Saint Esprit, dans la collection «Sources Chrétiennes», Paris 1945, p. 28 sqq.

[42] Traité du Saint Esprit, 66.

[43] Voir la bonne étude d'Auguste Deneffe, s.j., «Dogma. Wort und Begriff», Scholastik, Jg. 6, 1931, p. 381-400 et 505-538.

[44] Saint Basile, op. cit., 71 ; voir aussi 66 : Hoi tà peri tàs Ekklesias exarchês diathesmothetésantes apostoloi kai patéres, en tôi kekrumménoi kai aphthégtoi to semnon toîs musteriois ephulasson : «Les Apôtres et les Pères qui, depuis le commencement, ont établi dans les Eglises tous les règlements sacrés, préservèrent le caractère saint des mystères par le moyen du secret et du silence».

[45] Tà agrapha tês ekklesias mustéria, op. cit., 66 et 67.

[46] Apo tês siopoménes kai mustikês paradoseos, ek tês ademosieutou tautes kai aporrétou didaskalias.

[47] Sozomène, Histoire Ecclésiastique, 1, 20.

[48] Cf. Hermann Dörries, De Spiritu Sancto, Der Beitrag des Basilius zum Abschluss des trinitarischen Dogmas, Göttingen 1956 ; J.A. Jungmann, s.j., Die Stellung Christi im liturgischen Gebet, 2 Auflage, Münster i/W 1962, p. 155 sqq et 163 sqq ; Dom David Aman, L'ascèse monastique de Saint Basile, éd. de Maredsous 1949, p. 75-85. Les notes des éditions critiques du Traité du Saint Esprit, dues à C.F.H. Johnson, Oxford 1892 et à Benoît Pruche O.P. (Collection «Sources Chrétiennes», Paris 1945) sont au plus haut point utiles et instructives. Sur la disciplina arcani, voir O. Perler, s.v. Arkandisciplin, Reallexikon für Antike und Christentum, Bd 1, Stuttgart 1950, p. 671-676. Joachim Jeremias, dans Die Abendmahlsworte Jesu, Göttingen 1949, p. 59 sqq, 78 sqq, a soutenu l'idée que la disciplina arcani se laissait déjà déceler dans la constitution du texte des Evangiles, et avait également existé dans le judaïsme ; thèse radicalement critiquée par R.P.C. Hanson dans Tradition in the Early Church, London 1962, p. 27 sqq.

[49] Cf. German Martil, o. d., La Tradicion en San Agustin a través de la controversia pelagiana, Madrid 1942 (paru d'abord dans la Revista espanola de Teologia, vol. 1, 1940, et 2, 1942) ; Wunibald Roetzer, Des heiligen Augustinus Schriften als liturgie-geschichtliche Quelle, München 1930 ; voir aussi les études de Federer et Dom Capelle citées plus haut.

  

LA TRADITION DANS L'EGLISE ANCIENNE 6/9


Le projet exégétique et la «Règle du Culte»



L'appel à la Tradition était en réalité un appel à la conscience de l'Eglise. On posait en principe que l'Eglise avait la connaissance et la compréhension de la Vérité, du sens et de la vérité de la Révélation. En conséquence, l'Eglise avait la compétence et l'autorité aussi bien pour proclamer l'Evangile que pour l'interpréter. Ceci ne signifie pas que l'Eglise était «au-dessus» de l'Ecriture. Elle allait de pair avec l'Ecriture, mais par ailleurs, elle n'était pas liée par sa «lettre». Le propos ultime de l'exégèse et de l'interprétation était d'expliciter le sens et l'intention de la Sainte Ecriture, ou plutôt, le sens de la Révélation, de l'histoire du salut (Heilsgeschichte). L'Eglise, elle, devait prêcher le Christ, et pas simplement «l'Ecriture».



L'usage de la Tradition dans l'Eglise Ancienne ne peut se comprendre correctement que dans le contexte de l'usage effectif que l'on faisait de l'Ecriture. La Parole était gardée vivante dans l'Eglise. Elle se reflétait dans sa vie et sa structure. Foi et Vie étaient organiquement liées. Il est à propos de rappeler ici le passage fameux du Indiculus de gratia Dei, attribué par erreur au Pape Célestin et dont le véritable auteur est Prosper d'Aquitaine : «Tels sont les inviolables décrets du Saint Siège Apostolique, par lesquels nos saints Pères ont mis à mort l'innovation funeste... Considérons les prières sacrées que nos prêtres, conformément à la tradition des Apôtres, offrent uniformément dans chaque église catholique à travers le monde entier. Que la règle du culte établisse la règle de la foi». Il est vrai, bien sûr, que cette phrase, prise dans son contexte immédiat, ne formule pas quelque principe général, mais se limite, dans son intention première, au cas particulier du baptême des enfants conçu comme un exemple montrant la réalité d'un péché originel ou hérité. Certes, cette formule n'est pas la proclamation autorisée d'un Pape, mais l'opinion personnelle d'un théologien privé, exprimée au cours d'une controverse brûlante [38]. Cependant, cette petite phrase n'a pas été ôtée de son contexte ni n'a subi de modification dans l'ordre des mots par simple accident ou défaut de compréhension quand elle exprime le principe : Ut legem credendi statuat lex orandi, «Que la loi d'adoration établisse la loi de créance». La «Foi» trouva sa première expression précisément dans les rites et formules des liturgies et des sacrements : le Credo même apparut en premier lieu comme partie intégrante du rite de l'initiation chrétienne. «Les résumés et symboles de la foi, qu'ils soient sous forme de déclaration et par questions et réponses, sont des productions secondaires de la liturgie, dont ils reflètent la fixité ou la plasticité», dit J.N.D. Kelly [39].



Ce fut la «liturgie», prise au sens le plus large, qui la première et dès l'origine, fixa la Tradition de l'Eglise, et l'argument tiré de la lex orandi [Règle du culte] fut constamment utilisé dans les discussions, dès la fin du Second siècle. Le culte de l'Eglise était une proclamation solennelle de sa Foi. L'invocation baptismale du Nom fut probablement la plus ancienne des formules trinitaires, et l'Eucharistie fut le premier témoignage du mystère de la Rédemption, dans toute sa plénitude. Le Nouveau Testament lui-même vit le jour, comme «Ecriture», dans l'Eglise priante. Et la première lecture de l'Ecriture se fit dans le contexte du culte et de la méditation.





[38] Voir Dom M. Capuyns, «L'origine des Capitula Pseudo-Célestiniens contre les Semipélagiens», Revue Bénédictine, t. 41, 1929, p. 156-170 ; surtout Karl Federer, Liturgie und Glaube, Eine theologiegeschichtliche Untersuchung, Freiburg in der Schweiz 1950 (= Paradosis 4) ; Dom B. Capelle, «Autorité de la liturgie chez les Pères», Recherches de Théologie ancienne et médiévale, t. 21, 1954, p. 5-22.

[39] J.N.D. Kelly, Early Christian Creeds, London 1950, p. 167.